"Une emprise dont l'efficacité tient à la capacité à imposer un régime de terreur"


Mardi 31 Mai 2022


L'article de présentation du "Monde"

"Une emprise dont l'efficacité tient à la capacité à imposer un régime de terreur"

Le dernier ouvrage de Jacques Follorou, à paraitre le 2 juin prochain, « Mafia Corse, une Ile sous influence », revêt une importance capitale dans la mesure où il met les points sur les i en démontrant  la puissance d'un système mafieux en Corse  qui s’empare d’un certain nombre de secteurs économiques particulièrement fructueux.
Il éclaire d’un jour cru les nombreuses mises en garde adressées sans succès  par notre collectif aussi bien à l’Etat qu’aux élus de l’assemblée de Corse et confirme, sur toute la ligne, les analyses qui ont toujours été les nôtres. Il semble que cet ouvrage comporte de nombreux documents (en particulier des écoutes téléphoniques) accablants sur bien des porosités. Nul doute que notre association, une fois ce livre publié, sera amenée à poser des questions est à faire des propositions au niveau de tous les pouvoirs tant que régaliens que territoriaux.

« La Corse vit bien sous le joug d’un système mafieux » : retrouvez les extraits du nouveau livre-enquête de Jacques Follorou, journaliste au « Monde »

Dans « Mafia corse. Une île sous influence » (Robert Laffont), Jacques Follorou montre comment l’île est tombée, au cours des dernières décennies, sous l’emprise de groupes criminels désormais influents dans tous les secteurs. Résister devient de plus en plus difficile. En voici quelques passages, avant sa parution, le 2 juin.

Par Jacques Follorou

Bonnes feuilles. La Corse semble s’enfoncer inexorablement sous le poids du pouvoir mafieux, mortifère et prédateur. Sur le continent, c’est l’indifférence générale. Sur l’île, le fatalisme cohabite avec une crainte justifiée. Les premiers piliers du crime organisé sont aujourd’hui morts mais le système n’a pas disparu pour autant. Son emprise paraît même avoir progressé. Ses acteurs sont plus nombreux, plus disséminés, et le voyou s’est aujourd’hui largement imposé comme une figure positive et dominante aux yeux des jeunes générations insulaires.

(…)

Longtemps apparue sans fondement aux yeux des principales figures de l’île, la parole anti-mafia a surgi en 2019. Au cours de l’été, Jean-André Miniconi, candidat à l’élection municipale d’Ajaccio, voit ses entreprises visées par des incendies criminels. Puis, le 12 septembre 2019, Maxime Susini, un militant nationaliste, est assassiné à Cargèse. L’émotion suscitée par ces actes  entraîne la création de deux collectifs anti-mafia et l’annonce par le président (autonomiste) du conseil exécutif de Corse, Gilles Simeoni, de l’ouverture, fin octobre, d’une session extraordinaire de l’Assemblée territoriale sur la violence.

Fin septembre 2019, à Ajaccio, une vingtaine de personnalités de la société civile ont baptisé leur rassemblement « A maffia no, a vita iè » (« non à la mafia, oui à la vie »), revendiquant 2 500 membres. Le second collectif, appelé « Massimu Susini », voit le jour, début octobre, à Cargèse, où vivait la victime. Ces deux mouvements entendent fédérer tous ceux qui veulent « résister à la mafia », une démarche relayée par un débat sur l’emprise criminelle sur la société, organisé à l’université de Corte fin septembre, ayant connu un certain succès d’affluence.

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Ces paroles dispersées ont reçu, dans un premier temps, un certain écho auprès du pouvoir politique de l’île. Le mal concerne l’ensemble du territoire, dit Gilles Simeoni. « Il y a une situation de dérive mafieuse en Corse et ce phénomène est ancien. » Fort de ce constat, dit-il, « nous allons faire passer notre société d’une logique archaïque et mortifère à une logique de vie et de respiration démocratique ». Selon lui, « il faut dire haut et fort que nous n’avons pas peur »« les élus doivent prendre leurs responsabilités ; certains ont des porosités critiquables avec ces milieux, y compris chez les nationalistes ».

Le propos n’est pas anodin. Les Corses, dans leur majorité, ont pris pour acquis que la pègre était une composante inaliénable de la société. Ils semblent avoir admis qu’une partie de la richesse est captée par les truands et leurs prête-noms. Sur cette île, l’inversement des valeurs n’est pas une vue de l’esprit. Les homicides sont considérés, ici, comme une composante de la vie, des vecteurs de régulation d’une justice privée qui échapperait au droit commun, mais obéirait à des règles non dites, celles d’un pouvoir parallèle, davantage craint que celui de l’Etat. Chacun, de près ou de loin, mesure son emprise sur le commerce, le foncier, les marchés publics, les élections et toute activité générant des bénéfices.

« Le crime organisé agit comme un pouvoir totalitaire. Sa violence s’exprime en direct mais aussi, en grande partie, par la dissuasion »

Après leur irruption, ces rassemblements citoyens ont été confrontés à des enjeux de positionnement et de légitimité dans un espace de débat public insulaire quasi inexistant. Et la réaction de ceux qui étaient visés par ces mobilisations n’a pas tardé. Jean-Toussaint Plasenzotti, enseignant de corse, à l’origine de la création du collectif « Massimu Susini », voit ainsi son nom associé aux mots « indicateur de police » sur un grand graffiti inscrit, fin octobre 2019, sur un mur à l’une des entrées d’Ajaccio. « En Corse, quand on vous traite de “balance”, cela équivaut à un arrêt de mort, réagit-il. C’est la pire des insultes et elle sert à justifier, à l’avance, de funestes projets en laissant croire que vous méritez ce qui peut vous arriver ; ces tags révèlent l’impatience des mafieux. Ils ne pensaient pas que la mort de Maxime susciterait une telle émotion dans la société corse. »

Mais l’émotion n’a duré qu’un temps. « Nos élus locaux disent “je vous ai compris”mais ils regardent ailleurs », constate Jean-Toussaint Plasenzotti. Au printemps 2022, le débat promis par Gilles Simeoni à l’Assemblée sur la pression mafieuse en Corse n’avait toujours pas eu lieu. Les collectifs soulignent même que l’arrivée au pouvoir des nationalistes et autonomistes a fait sauter les derniers garde-fous qui empêchaient les voyous de s’emparer de l’île, de ses marchés publics, ceux des routes ou des déchets. « Ils ont pénétré les zones économiques les plus perméables et les plus rentables, explique Plasenzotti. Ce pouvoir mafieux, parallèle, existait avant mais, désormais, il progresse. De nombreuses personnes me conseillent de faire attention. En portant cette résistance, je dérange aussi bien les assassins que les services de l’Etat qui laissent faire. »

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Au quotidien, dans cette société de proximité où tout le monde se connaît et se croise, il n’y a pas d’affrontements. Le crime organisé agit comme un pouvoir totalitaire. Sa violence s’exprime en direct mais aussi, en grande partie, par la dissuasion. (…)

Les pouvoirs publics ont-ils pour autant adapté leurs moyens de lutte à ce diagnostic, rien n’est moins sûr. Depuis, les préfets qui se succèdent à Ajaccio démentent régulièrement l’existence d’une « mafia » corse. Ce désintérêt et l’indifférence de la communauté française face au sort d’une région transformée en zone de non-droit mettent pourtant en cause les fondements de l’Etat et de la démocratie. Accepter ce fait, c’est entériner que la Corse soit une terre sans loi. Laisser prospérer un tel système sur l’île équivaut à abandonner sa population.

(…)

Le silence, voire le déni, qui frappe quand vient le moment d’appeler la mafia par son nom est souvent adossé à des arguments attestant la méconnaissance du sujet, des intérêts inavoués ou une forme de paresse intellectuelle. Depuis le début des années 1980, les faits témoignent de la réalité du phénomène auquel l’île est confrontée, et des analyses de magistrats ou policiers démontrent qu’elle vit bien sous le joug d’un système mafieux. (…)

[A travers des exemples concrets, l’auteur montre ensuite quelles formes peut prendre le « système » dénoncé notamment par la Juridiction interrégionale spécialisée (JIRS) de Marseille, chargée de la lutte contre le crime organisé.]

Le 25 juillet 2020, au cœur de l’été, (…) les vacanciers s’éveillent à peine quand les gendarmes prennent place à distance de la grande salle des fêtes de la commune de Borgo, la plus importante au sud de Bastia.

C’est là que doit se tenir l’élection du président du Syndicat intercommunal d’électrification et d’éclairage public (Sieep) de Haute-Corse, qui rassemble près de deux cents maires. Les forces de l’ordre veillent, de loin, au bon déroulement de l’événement, mais elles profitent aussi de l’occasion pour observer les allées et venues de plusieurs personnes à l’entrée de l’édifice transformé en bureau de vote. Certaines sont connues pour jouer, à l’occasion, les « gros bras » et peuvent impressionner. Elles ne sont pas venues pour rien, mais il reste à savoir pourquoi.

Les gendarmes savent que la campagne a été rude entre les deux candidats. Louis Semidei, président sortant, élu municipal à Linguizzetta, située sur le littoral juste avant Aléria, a vu sa gestion critiquée pour son manque de dynamisme. Il doit affronter un sérieux adversaire, Antoine Poli, conseiller territorial du groupe « Anda per Dumane », qui aime qu’on l’appelle « Tony » et affecte une assurance légèrement surjouée. Rien ne permet de mettre en doute, a priori, l’indépendance de l’élu, mais il est difficile d’oublier qu’il est aussi adjoint au maire de Venzolasca, Balthazar Federici, dont les trois frères sont des mafieux notoires.

Jean-François et Ange-Toussaint Federici purgent alors de longues peines de prison pour un double et un triple homicide. Le plus jeune, Frédéric, beau-frère de Tony Poli, a lui aussi été poursuivi dans une affaire d’homicide mais fait équipe avec un autre gang sans pour autant renier sa fratrie. Toute l’île connaît de réputation cette famille que les Corses désignent par le sobriquet de « Bergers de Venzolasca », en raison de la réelle profession exercée par leur père. Dans ce village comme dans d’autres perchés en Haute-Corse, tels que Moltifao ou Corscia, transformés en fiefs familiaux, l’ombre du crime organisé pèse lourdement.

Politiquement, la période est faste pour le clan de Venzolasca. Un de leurs amis, Louis Pozzo di Borgo, conseiller municipal de Furiani, a été élu le 10 juillet 2020 à la tête de la puissante communauté d’agglomération de Bastia, la CAB. C’est la première fois que cette collectivité revient à un élu non bastiais. Pozzo di Borgo, ancien pompier volontaire, a su faire sa place dans la vie politique locale et capitaliser sur son entregent pour se faire élire en 2017 conseiller territorial sous la bannière de Femu a Corsica, la formation politique du patron politique de l’île, l’ancien avocat Gilles Simeoni.

Pour les Corses, Louis Pozzo di Borgo était surtout, au moment de son élection à l’Assemblée territoriale en 2017, le directeur général de la société de surveillance et de sécurité Sisis, une entreprise décrite par les autorités comme « une entité sous l’influence du clan Federici »(…)

Le 17 juillet 2020, le clan de Venzolasca s’est également réjoui d’avoir remporté une autre victoire. Le même Tony Poli a conservé de justesse la présidence de la communauté de communes de la Castagniccia-Casinca. Il remettait son mandat en jeu après son élection en 2017. Il cumule cette fonction avec celle de président de l’Association des maires ruraux de Corse. Huit jours plus tard, le voilà donc dans la salle des fêtes de Borgo où le nom des Federici est dans tous les esprits. « Ceux de Venzolasca », comme on l’entend murmurer, vont-ils faire la passe de trois avec la présidence du Syndicat d’électrification de Haute-Corse, un mandat de six ans derrière lequel se cachent des enjeux insoupçonnés pour les non-initiés ?

La mission du syndicat est d’électrifier l’ensemble du département et de gérer la construction d’ouvrages, ce qui recouvre l’extension et l’enfouissement des lignes, le développement des infrastructures et les raccordements au réseau. Pour les entreprises locales et les communes, c’est un acteur financier non négligeable. Il tire son budget d’une part du programme exceptionnel d’investissement (PEI) de plus de 2 milliards d’euros, voté en 2002, pour quinze ans, afin d’« aider la Corse à surmonter les handicaps naturels que constituent son relief et son insularité, et pour résorber son déficit en équipements et services collectifs ».

Le syndicat est également éligible aux fonds du ministère de l’agriculture. L’ensemble de cette manne lui permet de distribuer chaque année de 4 millions à 5 millions d’euros de subventions dans le cadre des aides au développement et à l’électrification rurale. Il alloue aussi annuellement entre 10 millions et 15 millions d’euros de marchés publics. Une source de revenus précieuse sur une terre sans industrie, à laquelle s’est greffé un accord-cadre, signé en 2018 avec la collectivité territoriale de Corse pour un plan quinquennal d’investissement électrique et numérique estimé à 30 millions d’euros.

Qualifié de « velléitaire » par ses détracteurs, Louis Semidei a pourtant sonné la mobilisation quand Tony Poli s’est déclaré candidat, notamment en agitant le drapeau du « risque hégémonique du clan Federici » sur la Haute-Corse.

« Chaque mot compte car ici chacun sait que l’on peut payer cher certaines déclarations publiques »

Plusieurs semaines avant le vote, le constat est inquiétant. Plus d’une dizaine d’élus, qui soutenaient auparavant Semidei, ont fait part de leur volonté de basculer dans le camp de Venzolasca. Plus inquiétant encore, la préfecture est informée que le maire de la commune de Tox a été menacé afin qu’il apporte son soutien à Poli. Les vérifications ne permettront pas d’identifier l’origine des pressions.

Une contre-campagne active est menée avec l’aide du maire de Linguizzetta, Séverin Medori, dans l’espoir d’inverser la tendance négative. Au terme du vote dans la salle des fêtes de Borgo, le 25 juillet, Louis Semidei l’emporte plus facilement que prévu, avec 153 voix contre 75 à Antoine Poli. Les mines patibulaires qui rôdaient dans les parages n’y ont rien pu. Selon des écoutes téléphoniques réalisées par la police judiciaire, Ange-Toussaint Federici a demandé, une fois le résultat connu, que l’on appelle de sa part le président réélu pour lui dire « qu’il n’est pour rien » dans la tentative de Tony Poli de lui ravir son mandat.

Sans doute peu convaincu par ces propos transmis de prison par le chef mafieux, Louis Semidei fait paraître un encart dans le journal local Corse Matin. Intitulé sobrement « Louis Semidei remercie », le communiqué marque par sa franchise sur ce qu’endurent les élus corses confrontés aux pressions mafieuses : « Dans notre région, écrit-il, il est bon que des secteurs essentiels pour la vie économique et le bien-être de tous restent à l’abri des ambitions et des convoitises. A l’heure où certains pensent que tout doit céder devant eux, c’est un signe d’espoir que quelques-uns décident de résister, avec succès ! Merci d’avoir eu le courage et l’adresse de faire face. »

Chaque mot compte car ici chacun sait, instruit par l’expérience, que l’on peut payer cher certaines déclarations publiques. Sous couvert d’un propos banal, il expose publiquement une réalité insulaire. Lorsque Louis Semidei parle de « convoitises », il ne désigne pas l’ambition, il parle, sans donner de nom, de prédation, celle d’un pouvoir occulte et violent qui fait peser sa loi de manière diffuse mais suffisamment visible pour être connue. Semidei montre aussi que l’on peut résister quand on est unis.

« Mafia corse. Une île sous influence », de Jacques Follorou (Robert Laffont, 256 pages., 19,90 €).

 

« Mafia corse. Une île sous influence », de Jacques Follorou (Robert Laffont, 256 pages, 19,90 €)

 

Jacques Follorou

 

"Une emprise dont l'efficacité tient à la capacité à imposer un régime de terreur"

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le Mardi 31 Mai 2022 à 10:37 | Lu 2632 fois