Les Nababs du Petit Bar


Mercredi 31 Mars 2021

Des écoutes policières ont levé le voile sur les rapports de force internes à cette organisation criminelle basée à Ajaccio, mais surtout sur le quotidien de ses cadres, au train de vie princier.

Ce 6 juillet 2020, vers 17 heures, deux hommes regardent la télévision dans un appartement des beaux quartiers parisiens. Mickaël Ettori et Pascal Porri, deux piliers de la bande criminelle ajaccienne du Petit Bar, ont suivi les conseils de leur chef, Jacques Santoni, et savourent L’Homme sans pitié, un film sur la Mafia calabraise sorti en 2019. Mais leurs commentaires ne portent pas que sur le jeu des acteurs ou l’intrigue. A les entendre, l’œuvre agit sur eux comme un miroir. « Ils sont comme nous », glisse Ettori à Porri, lequel enchaîne : « On n’est pas comme des Siciliens. » Pourtant, dans un coin de ce deux-pièces meublé avec goût, trônent des figurines du Clan des Siciliens, avec le duo Gabin-Delon.


Dans le monde de Pascal Porri et de Mickaël Ettori, la fiction semble se confondre avec la réalité. Ces quinze dernières années, les deux comparses, associés à André Bacchiolelli, dit « Dédé », et Stéphane Raybier, ont gravi le sommet du crime organisé corse dans le sillage de Jacques Santoni. Cet homme de 42 ans a beau être cloué dans un fauteuil roulant depuis un accident de moto, fin 2003, c’est bien lui, d’après les policiers, qui dirige la bande et règne en parrain sur la partie sud de l’île. Un avis partagé par la société corse et le reste du grand banditisme français.

En Corse et sur le continent, la saga du groupe commence à être connue. Elle renvoie au début des années 2000. A l’époque, ils font leurs armes à Ajaccio et incarnent la génération montante, adepte du film Scarface. Leur QG est un établissement du cours Napoléon, à deux pas de la préfecture : le Petit Bar. Peu à peu, à force d’extorsion, de trafics de stupéfiants et d’éliminations physiques, ils parviennent à placer la ville en coupe réglée.

Au fil des années, la disparition de leurs mentors renforce leur emprise, laissant le champ libre à leurs ambitions. Ainsi prennent-ils l’habitude de « monter » à Paris pour gérer leurs affaires, des revenus occultes devenus si importants, selon les enquêteurs, qu’il leur faut imaginer des filières internationales pour les blanchir.


​La mine d’or des écoutes

Au terme d’un parcours criminel que la prison a peu interrompu, ils finissent par se croire invincibles et capables de déjouer toutes les techniques de surveillance, notamment en se parlant par l’application FaceTime et en augmentant le son de la télévision dans leurs domiciles, en Corse comme à Paris. Ce qu’ils ignorent, c’est que, faute de pouvoir intercepter leurs échanges téléphoniques, les policiers ont posé des micros dans tous les lieux privés qu’ils fréquentent dans la capitale : appartements, véhicules ou chambres d’hôtels…

La sonorisation du deux-pièces parisien de Mickaël Ettori dure du 31 janvier 2019 au 28 septembre 2020. Pour les enquêteurs, c’est une mine d’or. La pêche est tout aussi miraculeuse chez Jacques Santoni lui-même, rue de Vaugirard puis rue de Rennes.

Ces enregistrements – des milliers d’heures au total – offrent une plongée inédite au cœur de la bande. Ils montrent à quel point ses cadres n’ont pas anticipé l’offensive judiciaire qui les a ciblés, en septembre 2020 puis en janvier, dans un dossier à la fois criminel et financier. Surtout, ils prouvent que Santoni n’avait pas tort, en novembre 2019, de craindre devant ses troupes que l’argent ne leur « monte à la tête »…

Le quotidien des membres du Petit Bar n’a plus grand-chose à voir avec celui de leurs prédécesseurs. Jean-Jérôme Colonna, alias « Jean-Jé », parrain de la génération précédente en Corse-du-Sud, restait dans son fief de Porto-Pollo et ses environs, partagé entre la chasse, sa famille et son rôle de juge de paix. Cette prudence ne l’empêchait pas de toucher sa part sur des affaires, en Corse et sur le continent, mais il jugeait plus sage de se tenir ainsi en retrait.


« Le directeur commercial »

Quant aux barons de la Brise de mer, en Haute-Corse, ils avaient beau mener grand train sur leurs terres et contrôler la moitié de l’île, ils évitaient de narguer les autorités à Paris. Il faut dire qu’à l’époque, dans les années 1980-1990, l’Etat luttait avant tout contre les nationalistes, sans trop se soucier de la mafia insulaire. Enfin, qu’il s’agisse de « Jean-Jé » ou de la Brise de mer, tous savaient entretenir des liens parallèles avec les institutions, services de police ou de renseignement, un jeu trouble destiné à mieux connaître l’ennemi. Ceux du Petit Bar, eux, ont toujours refusé ces contacts informels.

Pour illustrer cette mentalité particulière, les policiers ont pris le soin de décrire le quotidien de Mickaël Ettori dans une synthèse judiciaire. Présenté comme « le directeur commercial du groupe, toujours en représentation », également qualifié de « comptable », Ettori menait, à Paris, une vie bien réglée, presque ennuyeuse.

« Il prenait toujours un temps important pour se doucher et se préparer (…) et sortait toujours de chez lui vers 11 heures. Tous les midis de la semaine, il mangeait au restaurant. Une fois rentré chez lui, il s’installait sur son canapé et regardait la télévision pendant de longues heures. Il sortait surtout le vendredi et le samedi soir. »

Mais Ettori ne se contente pas de regarder la télévision. A partir de décembre 2019, les enregistrements attestent l’achat d’une machine spéciale pour mettre sous vide les liasses de billets, toujours plus nombreuses. « Certaines opérations de comptage pouvaient durer une heure », écrivent les enquêteurs. Un jour, Ettori donne une idée à un visiteur des bénéfices engrangés par jour ouvré : « Tu sais ce que ça fait, 6 000 tous les jours ? Ça fait 120 000 par mois. » Une autre fois, alors que Santoni lui demande ce qu’ils vont toucher, ce même Ettori répond : « Une tonne. »

Si la police les suspecte de tirer ces profits du trafic de drogue, comme dans le passé, rien n’étaye cela à ce stade de l’enquête. En attendant, le mot « tonne » a de quoi troubler, mais il satisfait Santoni, le chef du Petit Bar, qui conclut : « Ça fait un bâton par saison (…), c’est beau. » Qu’entend-il par « saison » ? S’agit-il de 1 million ou de 4 millions d’euros par an ? Les sommes sont telles que certains peinent à le croire. « C’est comme un tsunami ! », lance ainsi Pascal Porri, présenté comme l’homme de main de la bande. Plus tard, Santoni encore : « 200 000 euros, c’est une paille. »


1 000 euros de pourboire

Les policiers chargés de les surveiller constatent que cet afflux d’argent a modifié les comportements des membres de la bande. Ils mènent la belle vie, et une grande partie du groupe dépense sans compter.

Un jour de mai 2019, Santoni donne 1 000 euros de pourboire à un groom ; un autre, il déjeune avec sa femme, Sonia, au Crillon, un palace parisien, place de la Concorde. Le 25 juin 2020, au restaurant 3-étoiles Ledoyen, les hommes du Petit Bar ouvrent un sac plein de liasses au moment de l’addition. Le serveur témoignera n’avoir vu « que des billets verts [100 euros] ». Rien n’est trop beau pour ces apprentis nababs : Chanel, Hermès, montres et voitures de luxe. Parlant de son ami Porri, Santoni résume : « Il a des chaussures à 2 000, des montres à 40 000, une voiture à 200 000. »

Selon la justice, « la profusion était telle que certains étaient parfois gênés de n’avoir que des billets de 500 euros. Ainsi, le 10 mai 2019, Jacques Santoni demandait à Mickaël Ettori s’il avait de la monnaie, car sa femme souhaitait aller boire un verre avec des amis ».

Les enquêteurs pensent même que cette « embellie » – le mot est de Santoni – a pu créer des dissensions au sein du noyau dur de la bande. Fin 2018, Pascal Porri s’agace devant Jacques Santoni : « Tu décides de rien, hein ! On est cinq et basta. » Mais le chef impose sa loi : « C’est moi qui ai le flouze, c’est pas toi, hein ! C’est moi qui décide, tu es un exécutant. Il faut connaître sa place dans la vie. C’est tout. » L’échange s’arrêtera là. Entre eux, les disputes sont généralement sans lendemain.

Ces presque deux années de surveillance montrent surtout la perte de toute mesure dans leurs affaires, comme s’ils avaient été dépassés par l’ampleur de cette richesse. Les investissements immobiliers haut de gamme, les montages financiers complexes, les mécanismes de compensation internationaux, l’accès à des experts triés sur le volet, tout cet univers leur a fait perdre le contact avec le réel, au point de croire qu’ils étaient intouchables. Or, c’est l’inverse qui s’est produit…


« On va faire comme on veut »

 

Au moment même où des opérations de blanchiment, estimées par la justice à 48 millions d’euros, sont mises en route, le Petit Bar retrouve des méthodes d’antan, cette époque lointaine où la force suffisait pour s’enrichir.

Au printemps 2019, Pascal Porri reproche à Mickaël Ettori de « trop préserver » les personnes qui servent leurs intérêts : « Pour le moment, à chaque fois qu’on a fait des trucs, des politiques, [on fait] des si, des là, mais maintenant, on ménage plus personne. On va faire comme on veut, on se trompe, tant pis, on fout tout en l’air, tant pis. » Ettori ne le voit pas de cet œil : « Ne me demandez pas d’aller voir des gens alors, si c’est pour avoir ça. » Le 28 mars 2019, il ajoute : « Nous, on a besoin des gens, Pascal ! »

La volonté de « monter le curseur », de pressurer sans cesse davantage leurs affidés, finit par s’imposer. Au risque d’entraîner la chute d’amis fortunés, soupçonnés d’avoir mis leurs réseaux au service de la bande. Parmi eux, Antony Perrino, l’un des piliers de l’économie corse. Cet entrepreneur en vue, acteur-clé du BTP insulaire, va payer cher cette proximité. D’après les enquêteurs, il aurait joué le rôle de « vitrine légale, de tête de pont officielle et de prête-nom indispensable pour pénétrer la sphère économique ». Il a fini par être incarcéré, le 28 janvier, à la prison de Luynes (Bouches-du-Rhône). Une première pour un chef d’entreprise de cette envergure.

Les liens entre Antony Perrino et le Petit Bar font écho à l’histoire de l’emprise mafieuse sur la société insulaire. Cet homme de 42 ans, éduqué et intelligent, a repris les rênes du groupe immobilier familial pour en faire l’une des principales entreprises de l’île, également présente sur le continent. Président de la fédération du BTP de Corse-du-Sud, il a construit près de 800 logements depuis 2015. Il est aussi actif dans le transport maritime et aérien, les médias et le football. Ses activités ont beau être multiples, il parvient à consacrer du temps à cette « vieille amitié » avec Ettori, qu’il a revendiquée devant les policiers lors de sa garde à vue, le 11 janvier.

L’avenir dira si Antony Perrino était, comme l’affirme l’accusation, « un factotum » qui « prenait pleinement part à cette organisation » ou, au contraire, un jeune patron pris au piège de l’amitié et d’un système mafieux.

En attendant, le dossier montre comment l’étau s’est resserré sur lui. Alors qu’il prêtait déjà ouvertement ses voitures aux membres du Petit Bar ou qu’il leur faisait bénéficier de conditions de logement avantageuses, ses « amis » ont accentué leur pression. Fin mars 2019, Porri se fâche même, en estimant que l’entrepreneur « raconte des histoires sur des grosses pertes financières [300 000 euros] à Bonifacio », et il reproche à Mickaël Ettori d’être « trop gentil » avant de lui ordonner de « monter le volume ».

Bisbilles sur la grille de Loto

Si l’amitié d’Antony Perrino pour Mickaël Ettori paraît réelle, ce dernier semble tout de même exercer une forme de contrôle sur lui. Ainsi, quand l’entrepreneur veut vendre sa Porsche, en juillet 2019, il demande la permission à Ettori. « Le patron, c’est moi », dit alors Ettori au détour d’une conversation avec Santoni, comme pour assurer qu’il est bien à la manœuvre sur le cas Perrino. Et quand celui-ci utilise la Porsche pour partir en week-end, Pascal Porri en fait grief à Ettori, comme s’il avait mal géré la situation – « Oh, t’es pas une merde, toi ? Il est parti avec ses enfants avec la Porsche ? » –, laissant entendre que cette voiture serait, en réalité, la propriété de la bande et non de l’entrepreneur.

Distinguer la vraie nature des liens dans un tel milieu est un défi pour les policiers. Dans cette affaire, ils ont tout de même pu, l’espace d’un instant, lever le voile sur les relations entre Antony Perrino et le Petit Bar grâce à la mise sur écoute de l’une de ses relations proches. Le 24 mars 2020, dans un échange avec une autre personne, celle-ci relate les confidences de l’entrepreneur corse : « La dernière fois, il m’a dit : “De toute façon, je m’attends à ce qu’ils [les policiers] arrivent et qu’ils m’arrêtent à un moment ou à un autre.” Il m’a dit : “[mais] je suis obligé de faire des [inaudible].” C’est sa vie (…), il a des amis qui sont la tête pensante de la mafia corse, il les défend, il ira jusqu’au procès. »

De ces longues surveillances ressort une autre certitude : la pression exercée par Jacques Santoni sur son entourage s’étend jusqu’à son cercle familial, quand bien même celui-ci n’a rien à voir avec le banditisme. Ainsi, pendant des mois, la justice a cru que son beau-frère, Jean-Laurent Susini, avait gagné seul, en octobre 2018, 4,6 millions d’euros au Loto. Mais la sonorisation du domicile parisien du chef du Petit Bar a permis de découvrir une autre version de l’histoire. En réalité, l’heureux gagnant aurait ensuite été contraint, à contrecœur, de partager son gain avec sa sœur Sonia, la femme de Santoni…

Un an plus tard, le 9 octobre 2019, il n’a toujours pas reçu sa part. Enervé, Jean-Laurent Susini lance à la jeune femme : « Mes problèmes, ils vous concernent pas ? Les gens normaux, ils comprennent très bien ce que je dis. Toi et Jacques, vous vous prenez pour Jonathan et Jennifer [en référence, semble-t-il, à la série télévisée des années 1970 Pour l’amour du risque] et vous ne comprenez pas que vous êtes grillés ? » Le 20 novembre suivant, il poursuit, à l’adresse de sa sœur : « Tu es une belle escroc ! Laisser crever les gens, oh folle ! Tu me voles. » Mis en examen, il confirmera néanmoins, en janvier, devant les juges avoir joué les bons numéros du Loto… avec sa sœur.


Le juge est « une louche »

Jacques Santoni se croyait-il à ce point invulnérable pour afficher une telle confiance ? Son handicap rend certes son état peu compatible avec la détention. Peut-être comptait-il aussi sur ses informateurs au sein des services de l’Etat, que l’on devine au gré de discussions enregistrées.

Le 28 mai 2019, il évoque, par exemple, « un contact policier à la BRI [brigade de recherche et d’intervention], qui doit partir à la retraite dans deux ans », qui l’informe sur les enquêtes en cours. Une autre fois, lors d’un décompte de sommes distribuées, on entend : « Vas-y, fais les comptes, tu peux dire tout haut, on a donné 30 000 à un des juges, qui est une louche. » Ces fonctionnaires n’ont pas encore été identifiés, et le terme de « louche » demeure mystérieux.

Au fond, à entendre Santoni, il n’existait, à ses yeux, qu’un seul vrai risque : la création, à l’automne 2019, en Corse, de deux collectifs antimafia, baptisés A maffia no, a vita iè (« non à la mafia, oui à la vie ») et Massimu Susini, du nom d’un jeune nationaliste tué dans sa paillote. Des initiatives citoyennes qui ne pouvaient pas, dit-il lors d’un enregistrement, rester sans réponse judiciaire. « S’il y avait pas eu de collectifs, ils [les policiers] seraient jamais venus nous chercher. Ils sont obligés de répondre à l’opinion. Quand on crie toute la journée : “La mafia, la mafia, il faut saisir leurs biens, comme en Italie, il faut faire des lois”, ils viennent chez les voyous. [Or], c’est nous les voyous, ça c’est vrai. »

Le 29 janvier, face aux juges, le chef du Petit Bar s’est montré moins disert. Il n’a rien répondu aux accusations de blanchiment aggravé, d’extorsion de fonds, d’association de malfaiteurs et de non-justification de ressources, ni aux soupçons de tentative d’assassinat contre un concurrent à Ajaccio. Tout juste a-t-il qualifié ces soupçons d’« assemblages, de raccourcis, de manipulations » et de « délires ».

En janvier, Santoni n’a pas pu échapper à la prison, de même que son épouse, dans le volet financier de cette enquête. Son ami d’enfance Stéphane Raybier s’est pendu dans sa cellule, le 14 février, à Toulon. Quant à Porri, Ettori et Bacchiolelli, ils sont en cavale depuis septembre 2020.

Jacques Santoni ne peut aujourd’hui que constater les dégâts, et s’interroger : le Petit Bar avait-il la carrure pour gérer une entreprise criminelle de cette ampleur ? Face à la justice, il a préféré attaquer les conditions de sa garde à vue, qualifiée de « traitement indigne de la justice » par son avocat, Me Pascal Garbarini. « Cela fait trente ans que je rencontre des juges, mais des juges malsains, tordus, dangereux et tricheurs, c’est une première pour moi, s’est indigné Jacques Santoni. Même pas un chien pourrait subir ce que j’ai subi. Il faudrait arrêter de me donner des leçons de vie. Je suis peut-être ce que je suis ou peut-être pas, mais je ne m’en prends ni aux femmes ni aux enfants. »

A l’écouter, en tout cas, il ne terminera pas son chemin comme Santo, le héros calabrais de L’Homme sans pitié, qui finit par retourner en prison et, se sachant condamné par son réseau mafieux, préfère collaborer avec la justice.
 

Jacques Follorou




le Mercredi 31 Mars 2021 à 16:41 | Lu 4173 fois