Comment parler à un peuple qui ne ferait plus confiance qu’au silence ?


Dimanche 9 Février 2020

À l'occasion de la Marche Blanche, Jean-François Bernardini nous interpelle dans un texte bilingue...


Que vit, que souffre un peuple qui ne pourrait faire confiance qu’au silence ?


En me préparant à rejoindre la marche blanche du 8 février in Corti, issa parulla da sparte m’hè venuta in core.

J’ai écrit ce texte et je le publie ayant bien  conscience que jamais les mots ne sont à la hauteur de telles blessures.


Simu quì.

Simu quì inseme in giru à a memoria di Barthélemy Casanova è tutta a so famiglia.

Ùn hè chè un passucciu d'una longa marchja.

Oghje,  i carrughji di Corti sò una chjesa, una chjesa senza muri ne altare .

 

Oghje in Corti, ci ritruvemu davanti à u nostru « mal cumunu ».
 

Une longue marche est devant nous, la marche de la Corse, une marche pour la vie,

pour sortir ensemble de cet enfer-me-ment qui dure depuis trop longtemps,

qui nous afflige, nous paralyse

et semble nous condamner à n'être que spectateurs résignés par tant de tragédies.

 

Quellu chì face pienghje una mamma,  face pienghje a Corsica sana.

Pienghje u paese, è pienghje a cità.

 

Trahie de voir mourir ses enfants de cette manière, c’est la vérité de la Corse qui est trahie.

Ghjè u nostru  mal cumunu  -   notre mal commun.
 

Trahie de voir la vie piétinée par des actes insupportables, des actes qui souillent nos valeurs

qui souillent l’âme de notre terre,  qui défient nos humanités

qui sont le déshonneur de l’homme, le vrai déshonneur de la Corse

la plus grande défaite de l’être humain:  tuer son prochain.

 

Tumbà un cristianu. Una di e più belle parulle ch'ella porta a nostra lingua:  cristianu.

Si nous marchons ensemble aujourd’hui,

c’est parce que nous n'acceptons plus de voir le fléau criminel   se prolonger.

 

Aujourd'hui, il nous faut comprendre d’où il vient.

Comprendre où il nous mène.

Mesurer le poids d’un narratif, un « narratif en béton » qui s’impose à nous depuis Mérimée

et qui à sa manière nourrit ce piège et ces actes terribles.

La Corse ne serait fière et elle même que les armes à la main -

L’homme corse ne serait lui-même qu’un calibre à la main.

 

Ce narratif en béton ne fait pas seulement que raconter des histoires qui nous défigurent.

Il porte en lui les germes de ce qui nous blesse, nous aliène , nous enferme.

Est-ce que nous souhaitons que ce narratif continue à nous contaminer ?

Même si elle est marginale, cette pathologie de l'honneur,

cette pathologie du faux courage valide le mensonge des armes,

le distille, le folklorise, le banalise.

L'erreur fondamentale ce serait de croire ou de laisser croire que sortir avec un calibre serait corse.

 

A noi oghje d’esse inseme  pè circà u rimediu.

Inseme pè guarisce.

Ghjè u nostru bè cumunu  -  C’est notre bien commun .

A noi di pisà una altra dignità  -  À nous de nous lever pour cette dignité qui est la nôtre

quella di a Corsica di u 2020.

 

Oui, nous en sommes capables.

L'honneur, l’onore d’un cristianu   est de s’indigner contre la fatalité.

L'honneur pour l'être humain, l’onore d’un cristianu  c’est de protéger la vie.

Oui, la Corse a d'autres forces et d’autres valeurs.

Non pas la force de la mort  -  micca a forza di a morte

mais la force de la vie  - a forza di a vita.

Ne odiu ne paura  - ni haine ni peur.

 

Mais la force de la vie ne pousse pas toute seule.

Elle ne peut pas vaincre toute seule.

Elle ne peut pas convaincre toute seule.  Elle a besoin de nous.

Elle a besoin  de notre intelligence, de notre révolte, de notre foi. 

 

Elle a besoin de clefs.

Elle a besoin d'organiser les remèdes.

 

« Megliu à more chè tumbà » dicenu i nostri babbi

e nostre mamme.

La vie est sacrée  -   A vita hè sacra.

 

Megliu saria tandu chè no ci pesimu inseme pè guarisce issa sucetà.

Oui, il y a des maux contre lesquels existent des vaccins.

Aujourd'hui nous portons le deuil  -  purtemu u dolu

avec une profonde conviction:

« Più spartimu u dulore, più u dolu sarà fecondu »

« Plus nous partageons la douleur, plus le deuil sera fécond »

 

Nous apprenons.

Nous semons.

Cette marche n'est pas une marche désespérée.

Elle est un commencement.
 

Sauf si nous obéissons au désespoir,

sauf si nous pensons que tout cela serait fatal,

sauf si nous choisissons de penser  que ces drames seraient corses, et irrémédiables,

sauf si nous acceptons que cela serait gravé dans notre culture,

que cela serait gravé dans notre destin.
 

Oui, nous sommes capables de transformer ces pages douloureuses.

Oui, nous avons les clefs,

oui, nous pouvons être ensemble.
 

Oui, nous devons entourer les familles meurtries.

Nous devons pleurer les victimes.

Il n'est écrit nulle part que cela ne changera jamais.

 

Mais cela ne changera pas tout seul.

Cela changera si nous apprenons, si nous  le décidons. 

 

La bonne volonté, l’indignation sont rassemblées aujourd’hui.

C'est une étape.
 

La colère est sourde,

mais elle peut devenir le socle de nos courages.

Il nous faut dire non au crime, non à la résignation, non aux armes et à leurs mensonges.

La justice a pour devoir de chercher les auteurs de cet acte, et au-delà, de tous les actes criminels.

Nous citoyens  avons une exigence, un devoir de vérité.
 

Nous  devons chercher à comprendre ce qui vient tuer.

Nous devons chercher où se cache le meurtrier de l'âme du meurtrier.


Il nous faudra surtout dire oui:

au courage civique

à beaucoup de travail

à beaucoup de semailles

oui  à l’effort pour comprendre ce qui nous arrive

 

oui à beaucoup d'enseignements

oui à une justice efficace

oui à un autre récit de nous-mêmes.

 

La guérison ça se construit, ça se choisit, ça se cultive tous les jours, ça s’apprend.

La guérison d'un peuple peut commencer par un cercle

autour d'une famille qui pleure  - in giru à una famiglia chi pienghje

d'une maman qui pleure   -  in giru à una mamma chi pienghje.

C'est là que l’être humain, c'est là que la Corse blottit  ses forces de guérison.

 

C'est la noblesse de la Corse de savoir lire le poids de ces larmes,

 d’en  relever ce défi,

d’en saisir les forces qu’elles réveillent en nous,

les forces qu’elles nous donnent.

 

A vita batte più forte

devant le sang d'un innocent, le sang d'un bienveillant

devant la mémoire d’un innocent, la mémoire d'un bienveillant

devant la dignité de sa famille.

Cela devient une force d'appel à toutes les consciences.

 

Ces forces-là, ces forces de guérison ne sont pas à l'extérieur de nous, elles sont en nous, en chacun de nous.

 

Si nous en sommes conscients, nous tous  -  noi tutti

acteurs d'une transformation de la Corse

alors nous ne repartirons pas bredouille,

  
Alors nous ne repartirons pas résignés .

Alors nous ne repartirons pas sans espoir d'ici,

de cette marche blanche  

cette marche vers notre guérison 

-  issa marchja pè a vita

 

jf Bernardini

Pour la Marche de Corti  - 8 di ferraghju 2020

 

 




le Dimanche 9 Février 2020 à 20:45 | Lu 3186 fois