À qui profite le crime ?


Jeudi 27 Février 2020

L'île connaît un nombre considérable d'attentats contre des engins de chantier. En toute impunité car, là aussi, le taux d'élucidation est proche du 0... et l'atteint même pour l'année 2019 ! Ulmetu, Castellare di Mercuriu, Bustanicu, Mausuleu, Prunelli di Fium'orbu, Sartè, Biguglia, toute la Corse est concernée.
Notre site ayant pour but d'informer sur la réalité insulaire ou la pression mafieuse est particulièrement efficace en la matière, nous faisons le point sur ce lourd dossier.


Aucune région de l'île n'est épargnée...

 

Depuis des années, nous nous sommes habitués à voir les engins de chantiers et les entreprises de BTP frappés d’attentats. Des hangars, des pelles mécaniques, des bulldozers brûlent. Durant l’année 2019, en mars sur la commune d’Ulmetu un bulldozer brûle, en avril trois engins sont détruits à Castellare-di-Mercuriu, en mai des pelles mécaniques s’embrasent à Bustanicu, en juin deux engins explosent à Mausuleu, en juillet c’est une pelle mécanique qui est incendiée à Prunelli-di-Fium’orbu, en septembre la série continue avec des engins qui brûlent à Sartène et dans la zone industrielle de Biguglia. 

 

Récemment une série de faits de ce type se sont produits en Balagne touchant la société Beveraggi et des sociétés qui lui sont liées. Ces entreprises, qui ont la charge d’un chantier d’élargissement et de réfection de la RD 963, sont si durement touchées, le préjudice est estimé à plusieurs centaines de milliers d’euros, qu’elles ont interrompu le chantier. La population et les élus se sont mobilisés pour dénoncer ces actes criminels qui impactent gravement la vie quotidienne des habitants, fragilisent la situation des salariés des entreprises visées et portent aussi atteinte au développement économique de la région. Les entreprises n’envisagent pas de remobiliser du matériel dans cette microrégion pour l’immédiat. Au-delà Lionel Mortini, le président de l’intercommunalité, déclare : « nous ne trouvons plus d’entreprise qui accepte dans cette vallée, les appels d’offres restent sans réponse ».

 

Il faut ajouter à ces actions spectaculaires et donc très visibles, de nombreux autres actes de vandalisme que, sotto voce, de nombreux entrepreneurs confient passer sous silence afin de ne pas générer plus de crispations.

 

Chaque fois, en cas de destruction volontaire par incendie, une enquête est systématiquement diligentée et confiée à différents services de gendarmerie. Plusieurs sont en cours selon le parquet de Bastia. Mais pour l’heure aucune n’a abouti. Les services d’enquête ont confié aux journalistes que « les investigations s’orientent tous azimuts. On y trouve du racket, des tentatives d’intimidation sur fond de banditisme, des actes de vandalisme gratuits, des différends commerciaux en lien avec les marchés publics ». Plusieurs chefs d’entreprise tout comme le patron de la fédération du BTP évoquent la raréfaction de la commande publique qui aurait exacerbé les tensions. 

 

Ces explications ne semblent pas épuiser le sujet. N’assiste-t-on pas en Corse à la mise en place de ce que plusieurs chercheurs appellent le secteur légal-mafieux ? Une situation où, au lieu d’avoir une économie légale et une économie illégale étanches, apparait un troisième secteur légal-mafieux constitué d’entreprises légales mafieuses.

 

Les entreprises bénéficient pour s’imposer de trois avantages comparatifs selon Pino Alarchi  à savoir, le découragement de la concurrence par le recours systématique à l’intimidation et la violence, la compression des salaires et la disponibilité en ressources financières obtenues sur les marchés illégaux. De tels avantages permettent à la mafia d’exclure les entreprises rivales et de prendre le contrôle de la branche d’activité infiltrée. 

 

La mise en place de ce système se fait par toute une gamme de relations entre entrepreneurs mafieux et non mafieux. Certaines entreprises « honnêtes » qui exercent en territoire mafieux peuvent décider de s’allier afin d’éviter des coût de protection pour leur main d’œuvre et leur matériel. Par ailleurs la pratique systématique de l’extorsion enrichit la relation des entreprises légales-mafieuses avec la concurrence, l’extorsion suppose le maintien en vie de l’entreprise rançonnée. Il est également concevable que les entreprises « honnêtes » apprécient dans un premier temps l’infiltration mafieuse dans la mesure où elle les protège de la micro-criminalité et empêche l’arrivée de nouveaux entrants. Rien n’empêche non plus une congruence d’intérêts pour faire pression sur les pouvoirs publics afin de créer ou protéger des situations de rente.

 

 

 
 

Une emprise mafieuse soulignée par plusieurs sources

À qui profite le crime ?

Un chercheur italien Enzo Fanto a distingué un crescendo de six étapes : rapport de conditionnement ; de protection-extorsion ; de cohabitation ; d’échange ; de collaboration associative et de coparticipation.

De très nombreux faits et de très nombreuses informations plaident pour cette analyse. 

Nous retiendrons pour l’illustrer des extraits provenant de sources très différentes. Un magistrat, un ancien mafieux, une journaliste d’investigation spécialiste de la Mafia en Corse.

 

Le rapport du procureur LEGRAS

 

Au mois de juillet 2000, après trois commissions d'enquêtes parlementaires dénonçant les lacunes de la justice en Corse, le procureur de la République de Bastia, Bernard Legras, remet au ministre de la Justice de l'époque, Elisabeth Guigou, un rapport sur la criminalité organisée dans l'île.
Extrait...

« La première stratégie de la Brise de mer était incontestablement celle de la grande criminalité, opérant des braquages et investissant surplace mais elle s'est beaucoup affinée, et on peut parler aujourd'hui de système mafieux.

La Brise de mer soutient les entreprises locales qui ont quelques difficultés à obtenir des prêts de la part des banquiers. Elle vient en haut de bilan et y reste parfois, en mettant en place des hommes de paille. Elle sert aussi de relais pour attendre les subventions européennes dont l'octroi est toujours plus long. Bref, elle s'implante dans l'économie locale en l'acquérant.

Plus grave est sa participation à la vie politique. Longtemps, cette participation s'est faite sous forme d'aides pendant les campagnes électorales, puis de manière plus spectaculaire. D'après les rumeurs persistantes mais apparemment très informées, les résultats d'élections cantonales récentes en Haute Corse n'ont pas été totalement étrangers à l'intervention d'émissaires de la Brise de mer. Il est un fait que le président du conseil général de Haute Corse a désormais parmi ses proches un intermédiaire de la Brise de mer. Cela se retrouve dans l'attribution des marchés publics et, comme il a été constaté par un investissement réalisé dans un garage tenu par la Brise de mer, dans la modification immédiate du parc automobile.

La démarche, elle, est inquiétante. Il s'agit non plus simplement de vivre du braquage, mais de s'implanter dans la vie économique et de s'immiscer dans la vie politique et, par conséquent, de se doter d'une façade d'honorabilité. »

 

Le témoignage de Claude CHOSSAT.

 

« La règle écrite est très claire : dès qu’un immeuble sort de terre […] ils sont dessus.  Dès qu’une opportunité se présente, ouverture d’un commerce, liquidation judiciaire, la Brise est au courant et ses proches rendent visite au repreneur pour lui imposer un intermédiaire, ainsi qu’une association ou une participation aux bénéfices, lesquels peuvent se faire via une entrée au capital ou le choix forcé de fournisseurs sous influence […] il est à l’époque impossible de détenir « seul » une affaire qui rapporte. 

Comment avoir connaissance des projets en cours ? Rien de plus facile. La Brise a des oreilles aux quatre coins de la Corse. Francis lui-même se donne, multiplie les rendez-vous avec notaires et promoteurs […] quant aux grands groupes de BTP, ils mangent tous dans la main de la Brise qui traite directement avec les patrons […] en contrepartie (surveillance) de 10 à 30 % reversé en cash que l’entreprise sortira du néant grâce à une habile surfacturation. »

 

Hélène CONSTANTY et Yann PHILIPPIN 30 mai 2017 

« Un parfum de mafia autour de BTP corse » paru sur le site de Médiapart.

 

Extrait 

« Pierre Natali, selon nos informations, il a été mis en examen en 2015 par le juge d’instruction de Bastia Patrice Revel pour abus de biens sociaux, dans une affaire impliquant deux dangereux membres du banditisme corse. Rien n’a filtré dans la presse locale sur cette instruction judiciaire, close depuis mars 2017, qui devrait faire bientôt l’objet d’un renvoi devant le tribunal correctionnel de Bastia.

L’enquête est partie d’une initiative de la police judiciaire sur une série d’incendies criminels d’engins de travaux publics. Les policiers soupçonnent deux frères, Noël et Dominique Luciani, habitants du village de montagne d’Évisa en Haute-Corse, membres d’une fratrie de cinq, de se livrer à l’extorsion de fonds auprès d’entrepreneurs de travaux publics, qu’ils mettent sous pression en incendiant les engins sur les chantiers ou dans les entrepôts. Des pratiques typiquement mafieuses. Les faits sont rarement dénoncés par les victimes, qui craignent pour leur vie.

Intrigués, les policiers observent que les frères circulent à bord d'une Citroën C4 et d'une Volkswagen Golf, propriétés du concessionnaire Europcar de l'aéroport de Bastia, dont les factures de location sont réglées par l'entreprise Natali. Mais lorsqu’ils questionnent son patron, Pierre Natali, ils ont la surprise de l’entendre livrer une version très différente de celle du racket, à laquelle ils s’attendaient. « Ce sont mes amis », déclare-t-il à propos des frères Luciani.

Drôles de relations pour un patron du BTP. Dominique Luciani, 37 ans, a été condamné à quatre reprises depuis 1999, dont une peine de 7 ans ferme pour violence avec arme par la cour d’appel de Bastia le 28 novembre 2007. La dernière date du 30 novembre 2016 : la cour d’appel de Bastia l’a condamné à six ans de prison ferme pour l’incendie criminel d’un hangar contenant des engins de chantier à Évisa, en compagnie de son jeune frère Maxime. Il s’est pourvu en cassation. Absent lors du délibéré et visé par un mandat d'arrêt, il s'est rendu à la justice le 23 mai, après six mois de cavale.

Quant à Noël Luciani, 35 ans, il a été condamné à deux ans de prison ferme, le 26 juillet 2014, pour sa participation à une fusillade dans une boîte de nuit de Sagone, dont il tenait la caisse ce soir-là. Lui aussi était en cavale lors du jugement.

Dans le cadre de l'affaire présente, il ne s'est rendu à aucune des convocations du juge, car il avait de nouveau pris le maquis. Il a été arrêté le 27 avril dernier, mis en examen et écroué pour association de malfaiteurs dans le cadre d’une instruction judiciaire distincte, conduite par une juge d’Ajaccio… Les deux frères sont mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux. « Ils sont la cible de plusieurs enquêtes conduites à charge », regrette leur avocat, Me Jean-Philippe Battini.

Pierre Natali se sert-il de ces deux hommes pour se protéger des pressions ou pour intimider ses concurrents ? Il nie en tout cas avoir été victime d’extorsion de fonds : « Je leur ai prêté deux voitures, par sympathie, par amitié. Je l’ai fait à la demande de Toussaint-Guy Casanova, qui travaillait pour moi avant d’être assassiné en avril 2014. » La précision, importante, ne fait qu’ajouter du soupçon à toute l’affaire, compte tenu de la personnalité de la victime, que décrit ainsi une source judiciaire : « Cet homme de 54 ans avait une grosse réputation dans le milieu criminel. Il avait été soupçonné d’appartenir au gang des postiches, une célèbre bande de braqueurs, dans les années 1980. Il avait disparu en Amérique du Sud pendant quinze ans, avant de réapparaître dans les radars policiers en région parisienne en 2005. Il était revenu en Corse en 2010 et s’était installé dans le Sud. »

Pas de quoi émouvoir Pierre Natali : « Toussaint-Guy Casanova était un voyou, je le savais. Je le connaissais depuis longtemps. Nous sommes allés souvent ensemble dans des établissements parisiens où se mêlent flics et voyous. Mais il était bien implanté dans l’extrême sud de la Corse, c’est pourquoi je l’ai embauché en 2011 pour assurer la surveillance du chantier de modernisation du port de Bonifacio, un contrat de 12 millions d’euros. »

L’instruction judiciaire sur son assassinat, ouverte le 30 avril 2014 au parquet d’Ajaccio, n’a rien donné de concluant et s'achemine vers un probable non-lieu. »

 


 

 

 

 

 



le Jeudi 27 Février 2020 à 10:02 | Lu 4395 fois

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